"Le pouvoir tend à corrompre et le pouvoir absolu corrompt absolument." écrivait Lord Acton à l’évêque catholique et historien Mandell Creighton. Cette citation nous apparaît encore comme actuelle ... surtout quand Elon Musk s'y réfère, le ridicule ne tue pas. Entre les lignes, cheminant entre le Catholicisme romain et le Libéralisme, le professeur d’Histoire moderne à Cambridge et l’homme politique, John Emerich Edward Dalberg-Acton (1834-1902) chercha à articuler les notions de pouvoir, de liberté et de Bien commun.
Cet article entend analyser sa vision du Bien commun, fondée sur la subsidiarité, dans la perspective contemporaine de la (post)modernité en crise. En quoi le libéralisme de Lord Acton, guidé par sa foi, est-il une dialectique entre pouvoir et liberté encore pertinente pour sauvegarder et étendre le Bien commun ?
Le Catholicisme romain et le Libéralisme : le chemin d’équilibre actonien aussi paradoxal que la Croix
Lord Acton est né en 1834 dans une famille aristocrate à une époque où la religion catholique romaine était brimée en Grande-Bretagne depuis la réforme anglicane. A ce titre, il fut victime de la discrimination anti-“papiste”, l'empêchant notamment d’étudier à l’Université de Cambridge. Son catholicisme est issu de son éducation et de son enfance sicilienne. Sa mère franco-allemande, Marie Louise Pelline von Dalberg, était issue de la famille ducale catholique rhénane de Dalberg et de la maison génoise de Brignole-Sale, qui donna quelques doges vénitiens. Son père, Sir Ferdinand Dalberg-Acton, était un baronnet catholique, le conseiller du roi de Naples. Son oncle paternel ne fut autre que le cardinal Charles Januarius Acton. La famille Acton descend de médecins anglais ayant immigré à Besançon pour pratiquer librement leur foi catholique. Son éducation vient conforter ses convictions religieuses. Après une instruction catholique au Oscott College en Angleterre sous la direction du futur cardinal , il poursuit ses études supérieures en Bavière. Il étudie l’histoire à l’université Ludwig Maximilian de Munich sous la direction du théologien catholique Johann Joseph Ignaz von Dollinger. Ce précurseur de l’Eglise vieille-catholique a défendu des idées semblables au catholicisme libéral d’Henri-Dominique Lacordaire. Son élève et ami hérite de lui sa méthode socio-historique et son souci de l’équilibre entre la liberté individuelle et l’autorité de l’Eglise. De ce cheminement spirituel, l’historien britannique retient l’imperfection de la nature humaine en vertu du péché originel, un accent particulier mis sur la charité et le Bien commun, une compréhension socio-historique du Bien, du Mal et de la Liberté.
Si l’éthique catholique romaine a pétri la formation académique de Lord Acton, seul un libéralisme mesuré et enraciné lui a fourni un cadre intellectuel à son examen critique du pouvoir. Son libéralisme classique s’opposait au pouvoir excessif et non-limitable de l’Etat moderne. Pour lui, la liberté individuelle était un garde-fou efficace et essentiel pour se préserver de l’autoritarisme d’un gouvernement ou d’une bureaucratie. Il en découle chez lui un examen critique de l’Etat fondé sur l’identification des détenteurs du pouvoir politique, la caractérisation des limites au pouvoir de l’Etat et le degré de responsabilisation des individus. Il en distingue la démocratie et les non-démocraties, les régimes libéraux et non-libéraux, la responsabilisation des individus et la dé-responsabilisation des individus. Il conclut ainsi que seule la démocratie libérale, par sa séparation des pouvoirs, sa protection de l’arbitraire et sa garantie des libertés publiques, est propice à la responsabilité de chacun devant ses propres actes individuels. Toutefois, comme le catholique libéral Frédéric Bastiat, il conditionne l'enchâssement liberté-responsabilité à une culture chrétienne commune. En effet, dans ses travaux historiques, il estime que la notion de liberté a une dette plus importante vis-à-vis du Christianisme que de la civilisation gréco-romaine. Selon lui, sans la matrice chrétienne, sa notion symbiotique de responsabilité serait inexistante. De plus, le libéralisme actonien alerte des dangers de l’individualisme. Sa conviction libérale était profondément ancrée dans le lien social, dans la finalité du Bien commun, dans une communauté politique aux valeurs partagées et dans l’autolimitation des individus. Proche d’Alexis de Tocqueville, il attribue au Christianisme la capacité de garde-fou contre toute dérive individualiste, uniquement lui garantirait la liberté à autolimiter sa propre liberté individuelle.
Au travers de ses écrits et son activisme, Lord Acton s’est voulu en passeur entre la Cité des Hommes et la Cité de Dieu. Sa vie peut être comprise comme une tentative de (ré)conciliation entre sa foi catholique sincère et ses fermes opinions libérales. Cette ascèse se ressent dans sa définition de liberté, telle que tiré de son essai “The Roman Question” (1860) publié dans périodique The Rambler : “La liberté n'est pas la faculté de faire ce que nous aimons, mais le droit de pouvoir faire ce que nous devons.”. En tant que catholique romain engagé dans la vie de l’Eglise, il acquit au sein de celle-ci l’image d’un défenseur de la liberté de conscience parfois envers et contre le Vatican. Fidèle à la séparation des pouvoirs temporels et spirituels, il n’hésite pas à exprimer publiquement ses réticences concernant l’existence des États pontificaux ou son soutien à la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Dans son ouvrage “The History of Freedom and Other Essays” (1907), il défend une vision de l’Eglise en avance sur son temps et sur le Concile Vatican II. Selon lui, si l’Eglise catholique romaine doit être libre de toute intervention étatique, elle doit s’autolimiter afin de garantir la liberté de conscience de ses fidèles. Toutefois, cette critique de l’absolutisme romain a pour limite la pleine communion avec Rome. En effet, bien que opposé à la doctrine de l’infaillibilité pontificale du Concile Vatican I, il s’y rallia à contre-cœur afin de ne pas être exclu, par le pape Pie IX, de l’Eglise. Sur le plan politique, avant d’accéder à la pairie, Lord Acton a été député pour le Parti libéral de 1859 à 1865. S’il est un ardent libéral, il a soutenu en raison de ses convictions catholiques que la limitation de l’Etat avait elle aussi des limites. Il a soutenu des causes comme l'égalité devant la loi, le suffrage universel et la limitation du pouvoir de l'État. Selon lui, l’Etat a un rôle prépondérant dans la liberté religieuse et la sauvegarde de la justice sociale.
La subsidiarité du Bien commun face au pouvoir corrupteur : le libéralisme actonien ou un non-libéralisme (post)moderne
Pour Lord Acton, la notion de Bien commun n’est pas une notion figée, il s’agit d’une constante dynamique socio-historique, que les actions humaines sans cesse modèlent et remodèlent. Il ne s’agit ni l'agrégation des intérêts particuliers, ni de l’abstrait intérêt général. Le Bien commun actonien ne peut être compris qu’à la lumière de cette citation : "La liberté est le seul objet qui bénéficie à tous dans le bien commun, et l'extension de la liberté doit être l'objectif principal de tous les bons gouvernements". Il peut être défini tel un ordre social, mis en mouvement par la contingence historique, qui promeut et sauvegarde la liberté individuelle sans porter atteinte au souci de la justice, de l’équité, de la responsabilité et de la loi naturelle. Ontologiquement démocratique, le Bien commun actonien est un appel à la participation responsable de chaque individu dans un régime politique libéral. Telle est la définition et le seul horizon de la démocratie libérale selon le penseur britannique.
Le Bien commun actonien ne pourrait exister sans le spectre du pouvoir corrupteur. Afin d’éviter tout malentendu, le constat historique actonien ne considère pas que le pouvoir soit bon ou mauvais en soi. Mais, il juge que sa nature est telle, que ce pouvoir a tendance à corrompre son détenteur (une personne, un groupe d’individus) : le pouvoir appelle souvent le pouvoir sans garde fou. Autrement dit, son détenteur sans limitation et autolimitation est tenté d’en abuser au détriment de ceux dont il convoite le pouvoir et de ceux qui lui sont soumis. Cette conception corruptrice souligne la jonction originale entre la pensée libérale et l’anthropologie catholique en allant plus loin que Lacordaire ou Bastiat. D’une part, Lord Acton donne une réalité anthropologique à la philosophie libérale d’un Etat limité garant des libertés individuelles. D’autre part, Lord Acton donne une validité pratique aux conceptions théologiques du Prince de ce monde et du mystère de l’iniquité (cf. Paul de Tarse & Gratien) dans la société libérale mise en pratique dans l’Histoire.
La dialectique actionienne Bien commun/Pouvoir corrupteur cristallise l’élément crucial qu’est la liberté dans la réalisation du Bien commun. La liberté en est à la fois le préalable à sa réalisation et à la fois la finalité de sa réalisation. Ainsi, l’essence du libéralisme actonien peut être résumé de la sorte : "le seul objet qui bénéficie à tous dans le bien commun". Si bien que la vraie liberté selon Acton implique de respecter les droits individuels et la dignité personnelle des autres, et d'agir de manière responsable au regard de sa libre conscience. Si cette vraie liberté était mise en péril, alors le schéma actonien indique que l’Homme serait livré au pouvoir corrupteur de manière passive ou active. Cette implacable observation ne peut trouver sa résolution que dans le moyen concret le plus efficace annihilant tout excès de pouvoir, stimulant les initiatives individuelles, mettant le plus l’individu face à ses responsabilités pratiques et incitant à la l’exercice de la liberté individuelle.
Par conséquent, le libéralisme actonien érige la subsidiarité comme garde-fou pratique au pouvoir corrupteur et comme pilier concret de la vraie liberté. Dans le contexte de la pensée d'Acton, la subsidiarité signifie dans une société donnée que le pouvoir et la responsabilité doivent être distribués le plus possible à l’échelon le plus bas possible et le plus haut nécéssaire, c’est-à-dire au niveau où ils peuvent être exercés de manière la plus efficace et la plus directe. Cependant, le libéralisme actonien s’inspire directement de la subsidiarité catholique, Lord Acton y voit également un moyen de promotion de la liberté individuelle hors de l’Etat et de la démocratie libérale. A cet effet, il a défendu le suffrage universel à la Chambre des Communes, puis à la Chambre des pairs. De plus, le libéralisme actonien ne réduit pas la subsidiarité à une décentralisation du pouvoir ou de limitation de l’Etat, il l’étend à la sphère économique et au système éducatif. Cette extension du champ de la subsidiarité dans le Bien commun actonien tend à souligner combien cette dernière est l'exauceur et l’accomplissement de la Liberté humaine.
La subsidiarité face à la (Post)modernité : un recours dans un monde en crise
Les réflexions actonienne sur les notions de pouvoir, de liberté et de Bien commun conservent une pertinence singulière dans notre époque (post)moderne. Dans une époque marquée par une sécularisation avancée, une crise du libéralisme et une fragmentation des sociétés démocratiques, la subsidiarité actonienne offre des pistes éclairantes. Dans un monde sécularisé et victime de la perte de sens, la conception actonienne du Bien commun peut offrir un cadre éthique pratique et une orientation collective transcendante. En effet, en mettant l’accent sur la responsabilité individuelle et une conception de la liberté duale, à la fois sociale et individuelle, la subsidiarité actonienne est un remède contre l’individualisme des masses (post)modernes. Par ailleurs, la conception actonienne de la liberté comme ontologiquement enchâssée dans la participation à la vie sociale peut résoudre la désintégration anomique des relations sociales. Outre une solution concrète au phénomène d’autodestruction des sociétés démocratiques longuement analysé par Tocqueville, la subsidiarité actonienne est également un antidote à la crise mimétique actuelle. En effet, en mettant les individus devant la symbiose pratique de leur liberté individuelle et de la responsabilité de leurs actes, la subsidiarité permet de tempérer les frustrations individuelles et les conflits sociaux que les réseaux sociaux, la société de consommation et le désir mimétique exacerbent.
L'influence de Lord Acton en son temps confirme l’applicabilité de son libéralisme. La réception de sa pensée a impacté des sphères diverses aussi bien du vivant de Lord Acton que dans la durée. Par exemple, son influence sur le Premier ministre britannique Gladstone fut significative, notamment au travers de sa réforme du suffrage visant à démocratiser le suffrage électoral. La subsidiarité actonienne guida également sa réforme scolaire. L’Elementary Education Act de 1870 établit un système d’écoles primaires contrôlé uniquement par les autorités locales afin de démocratiser l’enseignement. Il en fut de même pour la tentative gladstonienne d’autonomie interne de l’Irlande afin de pacifier l’île. Au sein de l’Eglise catholique romaine, la tentative actonienne de conciliation entre la foi catholique et les convictions libérales eurent un impact sur le cardinal John Henry Newman, béatifié par Benoît XVI et canonisé par le pape François, ou sur Gilbert Keith Chesterton, également membre du Parti whig (Le Parti libéral de l'époque est caractérisé par sa méfiance envers une centralisation du pouvoir défendue par les Tories. Edmund Burke en est l'une des figures notables de cette défense des libertés locales et d'un réformisme prudent. Cet attachement donnera le distributivisme de Chesterton, alors que le Parti libéral implosera des propres contradiction entre un libéralisme économique devenu modernisateur et un attachement anti-moderne aux libertés locales traditionnelles.). Son combat pour une plus grande subsidiarité dans l’Eglise et une plus grande participation des fidèles in et ex cathedra trouve son aboutissement dans l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, le Concile Vatican II et l’extension de la réflexion catholique sur le Bien commun à la sphère économique et associative.
Car il faut conclure
La pensée de Lord Acton conserve encore aujourd’hui toute sa pertinence. En dépit des évolutions sociétales, la pensée de Lord Acton demeure d’une pertinence cruciale pour notre époque. Ce catholique romain, fervent défenseur du Libéralisme, a su identifier une dynamique entre liberté et pouvoir qui trouve sa clef de lecteur dans la subsidiarité et qui met notre (Post)modernité en question. Son souci de l’adéquation entre sa pensée et ses actes met encore plus en évidence sa vision du Bien commun ancrée dans la subsidiarité et sa voie vers la liberté. C'est la morale des Hobbits sauvant la Terre du Milieu dans le Seigneur des Anneaux de Tolkien.
L’influence pérenne et œucuménique de la subsidiarité actonienne est encore riche en enseignements. La pertinence du Libéralisme actonien peut encore à notre époque nourrir les réflexions sur la sauvegarde et l’extension du Bien commun. La subsidiarité, ainsi mise en exergue, apparaît comme l’antidote à la crise actuelle des démocraties libérales. Néanmoins, l’héritage actonien pose une question fondamentale à nos sociétés (post)modernes en perte de repère et liens : dans quelle mesure le ré-enchantement du monde permettrait-il de surmonter et de transcender la crise (post)moderne du Libéralisme démocratique tout en déployant la Liberté humaine ?
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