Une lecture de Tobie des Marais de Sylvie Germain
TOBIE DES
MARAIS est écrit en
Reprise des éléments de la trame du Livre de Tobie.
Tous les chapitre s’ouvrent sur une
citation du livre biblique, et donne ainsi le sens métaphorique du chapitre,
complété par le titre, par exemple au chapitre 1 : la citation présente
les personnages (Anne, Tobie ; Tobith devient Théodore, c'est-à-dire don
de Dieu ou Dieu a donné) et le titre « le fugitif » évoque Tobie, 5
ans, qui roule seul à bicyclette, dans la direction que lui a donnée son père
en lui disant « va au Diable ».
Les personnages ont
le même nom :
Anna, Tobie que l’on
suit de sa cinquième année à l’âge d’homme. De lui va venir la délivrance pour
sa famille et celle de Sarra. Délivrance spirituelle et psychologique.
Sarra possédée non
plus par sept démons mais 7 fantômes, puisqu’à partir de l’âge de treize ans,
tous ses amoureux sont morts accidentellement.
Le père de Sarra,
Ragouël, que l’auteur a fait peintre, et qui tente par ses pinceaux de percer
l’invisible, et d’exorciser sa fille.
Raphaël, « Dieu
guérit », qui comme dans le livre biblique est le compagnon de voyage de
Tobie qui part récupérer une dette au bout d’un périple. Il est celui qui
apaise, conseille, fait changer le cours de la vie de son ami en appelant
toujours à sa volonté libre. Il apparaît au début du roman, en sauvant la vie à
l’enfant et disparaît à la fin du roman quand la paix est revenue dans les
cœurs . Il a les traits androgynes et inspire tout de suite confiance et
sécurité.
Et enfin le
chien ; on lit dans le Livre de Tobie : « Le garçon partit, et
l’ange avec lui ; le chien partit aussi avec lui et il les
accompagnait » (6,1). Sylvie Germain en fait un personnage à part entière,
discret, fidèle et sous sa plume il devient l’instrument de Raphaël
qui pousse Tobie à écouter les manifestations langagières de son chien. Il est une autre
figure de l’ange.
L’auteur a inventé aussi d’autres
personnages : un oncle et une tante, Valentine et Arthur, qui viennent
renforcer - dans le sens des tons en peinture - les thèmes du roman dont nous
parlerons plus loin ; et aussi le personnage à la dimension quasi
mythologique de Déborah.
Le récit
Sylvie Germain respecte la trame
de sa source où Tobith ne trouvait pas le repos s’il ne pouvait enterrer les
morts de son peuple ; Théodore souffre parce qu’il ne peut pas rendre une
sépulture digne à sa femme ; après une attaque cérébrale, il sombre,
« il devint un homme de douleur, un amant frappé de mortelle solitude, un
croyant mis au ban de la vie, de l’amour, déchu de la lumière » (p. 43
- folio). Des années plus tard il envoie son fils récupérer une dette ;
Tobie trouve par hasard un compagnon de voyage, l’ange
Raphaël, qui mène ses pas chez Ragouël et Edna, où Tobie tombera
amoureux de Sarra, leur fille, prostrée dans le désespoir de sa malédiction. Mais Tobie la guérira
grâce au cœur et à la langue du poisson péché, que Raphaël lui avait dit de
préserver.
Sylvie Germain part donc bien du texte
biblique mais pour se le réapproprier de la manière dont les plus grands
peintres se sont réappropriés les passages du texte sacré. Se les réapproprier
et d’une certaine manière porter un éclairage personnel sur leur actualité. Par
l’intermédiaire de son personnage de peintre Ragouël, elle donne d’ailleurs une
magnifique interprétation de l’Arrestation
de Jésus du Caravage.
Les thèmes bibliques
Ainsi à la manière de grands peintres,
Sylvie Germain reprend, donne à voir, questionne et actualise les thèmes
bibliques présents dans le Livre de Tobie. Avec une luxuriance d’images, un
foisonnement verbal et un grand respect.
Ensevelir
les morts
Tobith, dans le livre biblique est
condamné à mort pour refuser de laisser les Israélites morts sans sépulture. Ce
thème est la trame du roman de Sylvie Germain. Il s’ouvre sur la mort d’Anna,
décapitée dans un accident ; lors d’une sortie à cheval, elle ne voit pas
un fil qui lui tranche la tête. La tête reste introuvable et Théodore ne peut
pas enterrer le corps complet de sa femme.
Dans un retour en arrière, on nous
raconte que la mère de Déborah, la grand-mère de Théodore, et son frère,
meurent pendant une traversée vers l’Amérique, et sont jetés par-dessus bord.
« « N’avaient-ils donc abandonné la terre de leurs ancêtres que pour
subir toutes ces épreuves et ce désastre, que pour pâtir d’une mort aussi
cruelle qu’impure, sans rituel ni sépulture ? » (p.54 - folio).
Quand meurt son jeune mari à la fin de
la première guerre mondiale, déchiqueté par un obus, Déborah astique la
médaille de la Vierge qu’il lui avait confiée et l’enterre dans le jardin, dans
un pot de terre cuite, car Déborah se « souvint des mots de la Torah qui
considère comme une malédiction que le cadavre d’un être humain soit laissé ‘en
pâture à tous les oiseaux du ciel et toutes les bêtes de la terre, sans que
personne leur fasse peur’ ».(p.71)
Ensuite va mourir sa fille Wioletka,
partie combattre en Pologne ; à cette mort lointaine, ce corps disparu,
Déborah va offrir là encore une sépulture de substitution : elle va mettre
en terre, dans le même pot, une dent de lait. Et enfin lorsque se sera le tour
de son autre fille Rosa de se laisser disparaître devant ce trop de douleur,
Déborah va enfouir « la mèche de cheveux à côté de la médaille et de la
dent de lait. Son époux, ses deux filles, tous trois dissous dans la boue, dans
la nuit ; il ne restait plus d’eux que des fragments dérisoires disposés
dans un simulacre de caveau familial ». Elle accomplit ainsi une œuvre de
miséricorde corporelle.
L’exil
Le Livre de Tobie raconte
l’histoire de deux familles juives déportées. C’est une histoire de flux
migratoire forcé par la misère dont nous parle Sylvie Germain. Déborah, sa
mère, le cœur déchiré de quitter ses morts (« qui viendrait réciter le
kaddish et psalmodier des chants face aux pierres tombales ?» (p.48),
et son frère quittent la Pologne pour les Etats-Unis. Mais Déborah
sera refoulée, à cause de ses yeux abîmés par les larmes.
Devant ce drame, on se dit que le temps
biblique qui nous parle si souvent de combats et de déportations est
le temps absolu, on est avec la Bible dans l’absolu du temps.
La
cécité
Dans le livre de Tobie, Tobith
devient aveugle à cause d’une fiente d’oiseau, c’est Tobie à son retour qui le
guérira par le fiel du poisson suivant les conseils de l’ange.
Dans le roman de Sylvie Germain, la
cécité prend un autre aspect, c’est l’incapacité à atteindre l’invisible. Deux
personnages vont dépasser cette incapacité. Déborah par la vision sur
l’océan d'une chevrette. Ce chevreau deviendra l’agneau de Dieu et
il apaisera Déborah à la mort de son mari, pendant les messes auxquelles elle
assiste bien qu’elle ne soit pas catholique .
Le deuxième personnage est le peintre
Ragouël, qui cherche à peindre le cri qui délivrerait sa fille et qui peint un
sourire, prémices à sa délivrance. Mais en filigrane, c’est aussi le passage
des ténèbres vers la lumière que nous offre ce roman de libération intérieure
dans l’acceptation, (« son rire s'envole dans la nuit sur un air de valse
étincelante, il tourne au ras du ciel pour demander à Dieu si les choses
vraiment, ont le droit d 'être comme ça » p.265). Passage qui prend
une dimension spirituelle avec l’enseignement de Raphaël p.226 : « Il
faut affiner sa vision jusqu’à parvenir à voir en l’absence de preuves et
d’évidences, à voir dans les creux du visible, à lire et sentir l’invisible. Tu
n’aimes pas encore si ta vue ne transgresse pas les limites du visible, si ton
ouïe ne perçoit pas les chuchotements et soupirs du silence, si tes mains ne
savent pas effleurer l’autre à travers la distance, l’étreindre dans
l’absence »
Déborah
Enfin, tous ces thèmes se trouvent
magnifiés dans le personnage de Déborah, nom d’une prophétesse qu’on trouve au
chapitre 4 et 5 du livre des Juges.
C’est une femme fidèle à Dieu :
page 92 « Mais cela faisait près de 70 ans qu’il en était ainsi pour
la pieuse Déborah qui devait inventer chaque vendredi soir un shtetl
imaginaire, une synagogue invisible, et invitait sans se lasser les anges à sa
table. Ensuite venaient les bénédictions du pain et du vin, et après le dîner la
prière d’actions de grâce ».
C’est une femme mémoire :
« Théodore et Tobie se sentaient éclairés par la lumière émanant de leur
aïeule. En amont de leurs vies se tenait cette femme, se tenait tout un peuple,
et sans fin chantait un livre, le seul que Déborah eût jamais lu ».
(p.115). Et lorsqu’elle meurt, à presque cent ans, les trois vies de ses filles
et de son mari, « par elle, trouvaient enfin une sépulture » (p.119).
Cette femme mémoire devient une femme caveau.
La question qu’elle se pose comme un leitmotiv :
« Que suis-je donc aux yeux de Dieu pour que d’un côté Il m’écrase et de
l’autre Il m’épargne ? » ne l’empêche pas de rayonner. La veille de
sa mort, qu’elle prépare : « pour la première fois Tobie posa un
regard vraiment attentif sur la vieille femme, et il la trouva belle, avec ses
rides pailletées de lumière, son regard étrangement limpide entre ses paupières
fripées, cernées d’ombre ocre. Elle avait un regard d’eau claire en train de
sourdre de la roche, et il pensa : « c’est dans cette eau-là qu’il
faudrait jeter ses péchés ». (p.113)
Femme de l’exil, du passage, de la
mémoire, du lien entre le visible et l’invisible, elle est aussi le chemin
esquissé entre le Nouveau et l’Ancien Testament. En regardant l’agneau gravé
sur l’autel, elle se trouve allégée du poids des larmes, et fait monter vers
Dieu cette prière : « Peut-on monter au Ciel et demander à Dieu
/ Si les choses ont le droit d’être comme ça ? » Cette prière,
parce qu’elle la chantonne, laisse peut-être penser qu’elle a pu trouver dans
le Christ un début de réponse (p. 80)
Je m’arrête là, mais on pourrait
continuer avec le thème de l’eau, par exemple, de la terre….
Il y a de la poésie dans
l’écriture de Sylvie Germain, de l’épopée, des questions essentielles et un
grand art de conteuse. A lire sans modération.
Merci beaucoup pour cette lecture.
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