Une lecture de 'Tobie des Marais' de Sylvie Germain

 

Une lecture de Tobie des Marais de Sylvie Germain







        TOBIE DES MARAIS est écrit en 1998. C'est un roman flamboyant dans lequel Sylvie Germain livre un récit d’initiation où Tobie passe de l’enfance à l’âge d’homme, aidé par Raphaël, et ancré dans un passé de douleurs, de tourments qu’il faut apprendre à accepter pour s’en libérer. En filigrane se lit le livre biblique Tobie que Sylvie Germain va tresser avec sa propre fiction.

 
 Reprise des éléments de la trame du Livre de Tobie.

             Tous les chapitre s’ouvrent sur une citation du livre biblique, et donne ainsi le sens métaphorique du chapitre, complété par le titre, par exemple au chapitre 1 : la citation présente les personnages (Anne, Tobie ; Tobith devient Théodore, c'est-à-dire don de Dieu ou Dieu a donné) et le titre « le fugitif » évoque Tobie, 5 ans, qui roule seul à bicyclette, dans la direction que lui a donnée son père en lui disant « va au Diable ».

 

 Les personnages  ont le même nom :

        Anna, Tobie que l’on suit de sa cinquième année à l’âge d’homme. De lui va venir la délivrance pour sa famille et celle de Sarra. Délivrance spirituelle et psychologique.

         Sarra possédée non plus par sept démons mais 7 fantômes, puisqu’à partir de l’âge de treize ans, tous ses amoureux sont morts accidentellement.

        Le père de Sarra, Ragouël, que l’auteur a fait peintre, et qui tente par ses pinceaux de percer l’invisible, et d’exorciser sa fille.

         Raphaël, « Dieu guérit », qui comme dans le livre biblique est le compagnon de voyage de Tobie qui part récupérer une dette au bout d’un périple. Il est celui qui apaise, conseille, fait changer le cours de la vie de son ami en appelant toujours à sa volonté libre. Il apparaît au début du roman, en sauvant la vie à l’enfant et disparaît à la fin du roman quand la paix est revenue dans les cœurs . Il a les traits androgynes et inspire tout de suite confiance et sécurité.

     Et enfin le chien ; on lit dans le Livre de Tobie : « Le garçon partit, et l’ange avec lui ; le chien partit aussi avec lui et il les accompagnait » (6,1). Sylvie Germain en fait un personnage à part entière, discret, fidèle et sous sa plume il devient l’instrument de Raphaël qui pousse Tobie à écouter les manifestations langagières de son chien. Il est une autre figure de l’ange.

         L’auteur a inventé aussi d’autres personnages : un oncle et une tante, Valentine et Arthur, qui viennent renforcer - dans le sens des tons en peinture - les thèmes du roman dont nous parlerons plus loin ; et aussi le personnage à la dimension quasi mythologique de Déborah.

   Le récit 

        Sylvie Germain respecte la trame de sa source où Tobith ne trouvait pas le repos s’il ne pouvait enterrer les morts de son peuple ; Théodore souffre parce qu’il ne peut pas rendre une sépulture digne à sa femme ; après une attaque cérébrale, il sombre, « il devint un homme de douleur, un amant frappé de mortelle solitude, un croyant mis au ban de la vie, de l’amour, déchu de la lumière » (p. 43 - folio). Des années plus tard il envoie son fils récupérer une dette ; Tobie  trouve par hasard un compagnon de voyage, l’ange Raphaël,  qui mène ses pas chez Ragouël et Edna, où Tobie tombera amoureux de Sarra, leur fille, prostrée dans le désespoir de sa malédiction. Mais Tobie la guérira grâce au cœur et à la langue du poisson péché, que Raphaël lui avait dit de préserver.

        Sylvie Germain part donc bien du texte biblique mais pour se le réapproprier de la manière dont les plus grands peintres se sont réappropriés les passages du texte sacré. Se les réapproprier et d’une certaine manière porter un éclairage personnel sur leur actualité. Par l’intermédiaire de son personnage de peintre Ragouël, elle donne d’ailleurs une magnifique interprétation de l’Arrestation de Jésus du Caravage.

 

 Les thèmes bibliques

 

        Ainsi à la manière de grands peintres, Sylvie Germain reprend, donne à voir, questionne et actualise les thèmes bibliques présents dans le Livre de Tobie. Avec une luxuriance d’images, un foisonnement verbal et un grand respect.

      Ensevelir les morts

         Tobith, dans le livre biblique est condamné à mort pour refuser de laisser les Israélites morts sans sépulture. Ce thème est la trame du roman de Sylvie Germain. Il s’ouvre sur la mort d’Anna, décapitée dans un accident ; lors d’une sortie à cheval, elle ne voit pas un fil qui lui tranche la tête. La tête reste introuvable et Théodore ne peut pas enterrer le corps complet de sa femme.

        Dans un retour en arrière, on nous raconte que la mère de Déborah, la grand-mère de Théodore, et son frère, meurent pendant une traversée vers l’Amérique, et sont jetés par-dessus bord. « « N’avaient-ils donc abandonné la terre de leurs ancêtres que pour subir toutes ces épreuves et ce désastre, que pour pâtir d’une mort aussi cruelle qu’impure, sans rituel ni sépulture ? » (p.54 - folio).

        Quand meurt son jeune mari à la fin de la première guerre mondiale, déchiqueté par un obus, Déborah astique la médaille de la Vierge qu’il lui avait confiée et l’enterre dans le jardin, dans un pot de terre cuite, car Déborah se « souvint des mots de la Torah qui considère comme une malédiction que le cadavre d’un être humain soit laissé ‘en pâture à tous les oiseaux du ciel et toutes les bêtes de la terre, sans que personne leur fasse peur’ ».(p.71)

        Ensuite va mourir sa fille Wioletka, partie combattre en Pologne ; à cette mort lointaine, ce corps disparu, Déborah va offrir là encore une sépulture de substitution : elle va mettre en terre, dans le même pot, une dent de lait. Et enfin lorsque se sera le tour de son autre fille Rosa de se laisser disparaître devant ce trop de douleur, Déborah va enfouir « la mèche de cheveux à côté de la médaille et de la dent de lait. Son époux, ses deux filles, tous trois dissous dans la boue, dans la nuit ; il ne restait plus d’eux que des fragments dérisoires disposés dans un simulacre de caveau familial ». Elle accomplit ainsi une œuvre de miséricorde corporelle.

      L’exil

         Le Livre de Tobie raconte l’histoire de deux familles juives déportées. C’est une histoire de flux migratoire forcé par la misère dont nous parle Sylvie Germain. Déborah, sa mère, le cœur déchiré de quitter ses morts (« qui viendrait réciter le kaddish et psalmodier des chants face aux pierres tombales ?» (p.48), et  son frère quittent la Pologne pour les Etats-Unis. Mais  Déborah sera refoulée, à cause de ses yeux abîmés par les larmes.

        Devant ce drame, on se dit que le temps biblique qui nous parle si souvent de combats et de déportations  est le temps absolu, on est avec la Bible dans l’absolu du temps. 

      La cécité

         Dans le livre de Tobie, Tobith devient aveugle à cause d’une fiente d’oiseau, c’est Tobie à son retour qui le guérira par le fiel du poisson suivant les conseils de l’ange.

        Dans le roman de Sylvie Germain, la cécité prend un autre aspect, c’est l’incapacité à atteindre l’invisible. Deux personnages vont dépasser cette incapacité. Déborah par la vision sur l’océan  d'une chevrette. Ce chevreau  deviendra l’agneau de Dieu et il apaisera Déborah à la mort de son mari, pendant les messes auxquelles elle assiste bien qu’elle ne soit pas catholique .

        Le deuxième personnage est le peintre Ragouël, qui cherche à peindre le cri qui délivrerait sa fille et qui peint un sourire, prémices à sa délivrance. Mais en filigrane, c’est aussi le passage des ténèbres vers la lumière que nous offre ce roman de libération intérieure dans l’acceptation, (« son rire s'envole dans la nuit sur un air de valse étincelante, il tourne au ras du ciel pour demander à Dieu si les choses vraiment, ont le droit d 'être comme ça » p.265). Passage qui prend une dimension spirituelle avec l’enseignement de Raphaël p.226 : « Il faut affiner sa vision jusqu’à parvenir à voir en l’absence de preuves et d’évidences, à voir dans les creux du visible, à lire et sentir l’invisible. Tu n’aimes pas encore si ta vue ne transgresse pas les limites du visible, si ton ouïe ne perçoit pas les chuchotements et soupirs du silence, si tes mains ne savent pas effleurer l’autre à travers la distance, l’étreindre dans l’absence »

     Déborah

         Enfin, tous ces thèmes se trouvent magnifiés dans le personnage de Déborah, nom d’une prophétesse qu’on trouve au chapitre 4 et 5 du livre des Juges.

        C’est une femme fidèle à Dieu : page 92 «  Mais cela faisait près de 70 ans qu’il en était ainsi pour la  pieuse Déborah qui devait inventer chaque vendredi soir un shtetl imaginaire, une synagogue invisible, et invitait sans se lasser les anges à sa table. Ensuite venaient les bénédictions du pain et du vin, et après le dîner la prière d’actions de grâce ».

        C’est une femme mémoire : « Théodore et Tobie se sentaient éclairés par la lumière émanant de leur aïeule. En amont de leurs vies se tenait cette femme, se tenait tout un peuple, et sans fin chantait un livre, le seul que Déborah eût jamais lu ». (p.115). Et lorsqu’elle meurt, à presque cent ans, les trois vies de ses filles et de son mari, « par elle, trouvaient enfin une sépulture » (p.119). Cette femme mémoire devient une femme caveau.

        La question qu’elle se pose comme un leitmotiv : « Que suis-je donc aux yeux de Dieu pour que d’un côté Il m’écrase et de l’autre Il m’épargne ? » ne l’empêche pas de rayonner. La veille de sa mort, qu’elle prépare : « pour la première fois Tobie posa un regard vraiment attentif sur la vieille femme, et il la trouva belle, avec ses rides pailletées de lumière, son regard étrangement limpide entre ses paupières fripées, cernées d’ombre ocre. Elle avait un regard d’eau claire en train de sourdre de la roche, et il pensa : « c’est dans cette eau-là qu’il faudrait jeter ses péchés ». (p.113)

        Femme de l’exil, du passage, de la mémoire, du lien entre le visible et l’invisible, elle est aussi le chemin esquissé entre le Nouveau et l’Ancien Testament. En regardant l’agneau gravé sur l’autel, elle se trouve allégée du poids des larmes, et fait monter vers Dieu cette prière : «  Peut-on monter au Ciel et demander à Dieu / Si les choses ont le droit d’être comme ça ? » Cette prière, parce qu’elle la chantonne, laisse peut-être penser qu’elle a pu trouver dans le Christ un début de réponse (p. 80)

 

        Je m’arrête là, mais on pourrait continuer avec le thème de l’eau, par exemple, de la terre….

        Il y a  de la poésie dans l’écriture de Sylvie Germain, de l’épopée, des questions essentielles et un grand art de conteuse. A lire sans modération.

 





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