Les Ombres Salvatrices




 Les Ombres Salvatrices


    Partout sécheresse, fissures, lenteur. Toujours il est midi. La terre explose sous le fracas du dieu du jour. L’été abonde. Tout craque, s’éteint, s’évapore. Les boutures étouffent dans leurs replis incandescents. Bientôt devenues cendres, elles s’éparpillent, frêles, sur la terre inféconde. Solstice et néant demeurent.

    Dans cet espace ardent et infini, au milieu de l’inanité, surgit un hêtre solide. Calme, sa dimension touche l’éternité. Cet arbre rend la vie possible. Elle se développe maintenant sous toutes ses formes. Des oiseaux habitent l’enchevêtrement de ses rameaux, des bêtes viennent se coucher sur ses pieds tentaculaires. Ils trouvent le repos et la fraîcheur sous l’ombre de ses bras en fleurs. Sa sève onctueuse et délicate a des effets magiques. Son goût est celui du miel. Elle s’offre aux affamés et dispense l’effet d’une force primordiale, fraîchement consolatrice. Sur cette terre de feu, il est le centre de la vie. Sans lui, le monde serait resté minimal. Heureusement, l’hêtre s’est dressé.

    Cet arbre est le témoin de la civilisation humaine. Des groupes viennent, en pèlerinage, déposer des offrandes, offrir des parures d’or et des pierres vermeilles. Des sacrifices sont accomplis. Le sang des bêtes nourrissent sa grandeur et augmentent sa force. L’hêtre demeure l’âtre des fêtes. Autour de lui, les femmes et les hommes dansent, chantent, courent dans un délire solaire. Ils psalmodient les contes d’un monde commun ; fièvre de chorale bachique. De nombreuses histoires sont gravées sur son écorce : les guerres entre les dieux et les hommes, les aventures des peuples nomades lancés à la quête de terres abondantes. Les pasteurs jouent leurs hymnes, et les bêtes, toujours assoiffées, les suivent dans la brisure de leurs rythmes.

    Certaines divinités habitent encore le monde. Elles exultent dans le souffle et le labeur des campagnes flambantes. Elles se manifestent dans la fumée d’une pipe frivole, ou dans une traînée de poussière causée par l’élan d’un boeuf fatigué. Les nasaux humides, dans un mugissement bourru, le buffle s’effondre, et, remuant la terre sous son poids, les traces d’un dieu habile se dévoilent.

    Des étincelles oniriques tournoient sur la cime. L’arbre se métamorphose en canope ; il devient un tombeau mémoriel. Des vignes s’étalent sur le pourtour de son ombre. Son vin dégage un parfum de faînes. La terre offre son sang à la gorge asséchée des diseurs. Les dithyrambes vibrant sous les branches, annoncent la survivance des mythes, et avec eux, l’espoir d’une civilisation nouvelle, fondée sur des vestiges anciens. Les différents clans se mêlent et partagent la sève miraculeuse de l’axe du monde. Cette communion annonce l’accomplissement des jours impérissables, placé sous le signe de la solidarité et de l’amitié. Sous cet arbre, tous sont frères et soeurs, pères et mères, fiers et protecteurs.

    Les racines de l’hêtre s’enfoncent jusqu’au centre du monde. L’eau est contenue en lui. Un mythe raconte qu’une femme était descendue jusqu’à la source primordiale. Elle s’enfonça dans l’épaisseur de l’arbre par un passage inconnu. Seul le chien qui l’accompagnait était remonté. Il est devenu le chien noir, le lévrier des profondeurs. Son totem orne l’autel. Il protège le culte et témoigne de sa grande fidélité.

    La femme serait restée au sein de la source. Elle y demeurerait encore, dans une jouissance perpétuelle, plongée dans un sommeil profond. Son coeur serait maintenant noué aux racines de l’arbre. Son sang se mêlerait à sa sève et lui donnerait ses pouvoirs mystérieux. Cette dame aurait rejoint un monde propitiatoire assurant le développement d’une vie nouvelle, transformant le corps et l’esprit. Elle est devenue la protectrice du monde floral.


    Les mythes se ramassaient au pied de l’arbre et prétendaient tous à l’existence d’un monde souterrain, vaste, riche, plus favorable à leur évolution que celui cuisant à la surface, calciné par les rayons solaires. Personne n’eut le courage d’entreprendre la descente jusqu’aux fond. Aucun appel ne fut annoncé pour le grand pèlerinage souterrain. Aucune transformation intérieure. Personne ne voulut vérifier les légendes. Nul ne put donner de preuves à ces mythes latents. Vinrent les suspicions. Puis, la convoitise. Enfin, les menaces.

    Le culte solaire s’étendait. Il prenait une plus grande importance au sein des plaines engourdies. Les rituels au pied de l’arbre devinrent de plus en plus rares. Les mythes furent peu à peu oubliés. Les poèmes ne furent plus chantés. Les différents peuples se divisèrent. Des gourous prêchèrent pour leurs paroisses. Des sectes apparaissaient. Elles venaient corrompre le cosmos humain. Les groupes se réduisaient progressivement. La parole sociale s’éteignait, et avec elle l’espoir d’une réconciliation.

    Des luttes se déclarèrent entre les différentes sectes. L’arbre, essentiel pour leur union, devint l’objet de toutes les querelles ; la convoitise absolue. L’envie de possession s’étendit sur son corps solide. Elle s’empara bientôt de la moindre goutte de son sang. L’arbre devint une propriété, un appareil de production. Il servait la puissance humaine. Ainsi, la jalousie apparut. Elle était accompagnée d’une profonde volonté de vengeance. Elle tendait progressivement vers la rage.

    Les prêtres ne rendaient plus grâce à la verticalité du monde. Ils se méprenaient dans les affaires humaines, rampaient à travers les disputes, les discordes et les querelles. L’un d’entre-eux, animé par le feu ambiant, voulut couper l’arbre, abattre l’objet de tous les malheurs. Cette décision fut prise dans une furie incontrôlable. Ce maudit s’empara d’une hache, lourde, fracassante, et commença à tailler le large tronc. La sève jaillissait et rendait les coups plus forts, plus nerveux. Sa volonté de détruire augmentait. L’arbre chuta au bout d’une heure. Le feu s’empara entièrement de lui. Il ne restait bientôt plus que des cendres.

    Alors que les hommes furent disséminés sur cette grande plaine incendiée, miracle ! Une jeune pousse sortait avec ardeur des cendres encore fumantes. La source féminine nourrissait les infimes parties de la poussière et régénérait un monde nouveau. Une forêt s’annonçait. Venait l’espoir du retour de l’amitié. Cette belle étoile d’amour brillait au loin et témoignait d’une canopée prochaine. L’alliance entre les femmes et les hommes renaissait, et avec elle les mythes à l’ombre des grands arbres.

    Ainsi, les gestes subtils de l’humanité ne naissent jamais en pleine lumière, mais à l’abri, dans un temps frais, à l’ombre des hêtres râblés.

    Toutes les amitiés commencent au pied d’un arbre, et s’enroulent autour de lui comme des guirlandes amoureuses et solidaires. Les êtres du monde se réunissent autour des écrits naissant sous ce demi-jour. Ils immortalisent les poèmes de la grande harmonie des êtres humains, des bêtes, des arbres, et des collines embrasées. Leur lecture nous invite à comprendre le cosmos et à l’habiter dans la joie. Cette forêt, noire, dense, assure cette grande félicité.

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