Charles Péguy, le tailleur de mots

 Lecture de "Le Porche du mystère de la deuxième vertu" et "Les Tapisseries"


Charles Péguy est semblable à un tailleur de pierre, il construit avec les mots des cathédrales, des cathédrales de mots. Le fil directeur de sa vie, au-delà des apparentes contradictions, aura été une ferveur, une intransigeance, la charité au principe et à la source de tout.

 

'La Tapisserie de Notre-Dame' (1913), une ode à Marie


La Tapisserie de Notre Dame se compose de La présentation de Paris à Notre Dame  puis de trois sonnets : Paris vaisseau de charge ; Paris double galère ; Paris vaisseau de guerre ; et des 360 vers qui constituent La Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres.


Péguy entreprend un premier pèlerinage à Chartres en 1912, et un deuxième l’année suivante, suite à la maladie d’un de ses enfants et à un problème conjugal. En effet, il est marié à Charlotte Baudouin, qui est une athée convaincue, aucun de ses enfants n’est baptisé et il n’est pas marié religieusement. Non seulement il souffre de cette situation mais  il nourrit une passion ardente pour une autre femme. Il parle d’ « adultère cérébral ». Il choisit de combattre cette passion par fidélité à son épouse et à sa foi. Toujours la cohérence entre son être et sa vie.


Dans ce long poème, Péguy s’adresse à la Vierge. Les alexandrins, amples, coupés à l’hémistiche, et l'anaphore de « et » en début de vers traduisent l’étendue du paysage de plaine, comparé à la mer ; ils soulignent aussi l’harmonie entre ce paysage et l’état d’esprit du poète. Le dominant, la Vierge regarde la poète marcher vers la cathédrale, le « nous » étant un nous de politesse, modestie. Quelques strophes plus loin va intervenir l’anaphore du « nous arrivons vers vous » qui alterne avec « d’autres viendront », et le poème dès lors devient en lui-même pèlerinage ; les pas du pèlerin sont alors les vers qui se déploient comme une marche, le chemin étant comme une rivière que viennent grossir plusieurs cours d’eau : « Nous arrivons vers vous du lointain Parisis […] D'autres viendront vers vous du lointain Beauvaisis [...] Nous arrivons vers vous de Paris capitale » ….(page 109/110). Le poème suit l’itinéraire du poète pèlerin jusque dans sa halte et son gîte.
Enfin, c’est l’arrivée devant la cathédrale :

« Nous voici parvenus sur la haute terrasse.
Où rien ne cache plus l'homme de devant Dieu,

[…]

Mais, voici que c'est vous, reine de majesté,
Comment avons-nous pu nous laisser décevoir » (pages 102 ,103)

On voit comment, pour Péguy, Marie mène à Dieu ; si Dieu, comme devant Moïse, remplit l’homme de crainte, la Vierge, elle,  lui fait lever les yeux au Ciel, elle est la « flèche » qui lui donne douceur et direction à suivre.

C’est alors l’heure de la contemplation, de l’oraison. « Nous resterons cloués sur la chaise de paille / Et nous n’entendrons pas et nous ne verrons pas / Le tumulte des voix, le tumulte des pas/ et dans la salle en bas l’innocente ripaille ». Puis celle des intentions : « Nous venons vous prier pour ce pauvre garçon », et pour lui-même : « Et nunc et in hora nous vous prions pour nous » 

Le pèlerinage physique est indissociable du périple intérieur et de sa mise en mots. Les prières de Péguy sont ancrées dans la chair et dans la terre.

La Tapisserie s’achève sur Les cinq prières dans la Cathédrale de Chartres : prière de résidence / Prière de demande / Prière de confidence / Prière de report / Prière de déférence.

Ces prières n’auront pas été vaines. Avant de partir pour la guerre, il demandera à sa femme de faire chaque année le pèlerinage. Elle se fera  baptiser quelque temps après. A son retour, il écrit à son ami Lotte : « Je ne peux pas t’expliquer … J’ai des trésors de grâce, une surabondance de grâces inconcevable. […] J’ai fait un pèlerinage à Chartres. […] J’ai fait 144km en trois jours. Ah, mon vieux, les croisades, c’était facile ! […] On voit le clocher de Chartres à 17 km sur la plaine. De temps en temps il disparaît derrière une ondulation, une ligne de bois. Dès que je l’ai vu, ça a été une extase. Je ne sentais plus rien, ni la fatigue, ni mes pieds. Toutes mes impuretés sont tombées d’un coup … […] J’ai prié, mon vieux, comme je n’ai jamais prié. »

Le mot « tapisserie » définit bien l’écriture de Péguy, le poème étant comparé par là au travail du tapissier où le fil passe, repasse, comme le mot dit et redit non pas pour se répéter mais pour mener plus haut et plus loin la poésie mais aussi le rythme qui devient incantatoire et prière. En outre, au Moyen Age les tapisseries servaient à orner les églises.


'Le Porche du Mystère de la deuxième vertu' (1912), une méditation sur l’espérance.


C’est le même rythme incantatoire et psalmodique que l’on retrouve dans Le Mystère du porche de la deuxième vertu. Ce long poème est un hymne à l’espérance, cette deuxième vertu ; paradoxalement, il est le fruit du désespoir auquel des échecs successifs et des désillusions avaient conduit le poète. Il est le moyen qui a permis le renversement.

Le mot mystère a un double sens : religieux, celui d’une vérité inaccessible à la raison, mais que Dieu donne à connaître en se révélant ; et littéraire, le mystère au Moyen Age est un genre qui mêle poésie et théâtre et se jouait sur le parvis des églises. Péguy nous invite donc à entrer sous ce porche pour méditer ce mystère, dans un genre littéraire poétique mis en scène de manière théâtrale. Et nous n’en sortons pas vraiment indemne.

Le fil directeur de ce long poème est l’espérance qui se trouve dans l’inversion, dans le renversement des valeurs, dans la lignée du Christ. Je prendrai quatre points.

 L’enfance tout d'abord. L’espérance est comparée à une enfant ; elle est la plus petite des sœurs, mais c’est elle en quelque sorte le moteur des deux autres :

 « Sur la route montante.
Trainée, pendue aux bras de ses deux grandes sœurs,
Qui la tiennent par la main,
La petite espérance.
S'avance. » (Page 26)

Dans les vers suivants, Péguy décrit le père au travail, dans le champ. Le père comme la mère ne travaillent que pour ses enfants, c'est-à-dire pour la petite espérance (p.40.41). Plus loin, l’enfant sera comparé au petit chien joyeux qui joue et court et suit les adultes sans se ménager. Ce chemin qu'il suit et  qui semble fait pour rien, pour revenir toujours au même point de déception, est celui qui compte pour Dieu:

 « si le chemin est un chemin de sainteté 
 Au regard de Dieu, un chemin d’épreuves 
 Celui qui l’a fait deux fois est deux fois plus saint
 Au regard de Dieu et celui qui l’a fait trois fois 
 Trois fois plus saint et celui qui l’a fait 
 vingt fois vingt fois plus saint. C’est comme ça que Dieu
Compte » (p.137).

  Le deuxième pôle d'espérance est  La Vierge Marie, « La mère des septante et des septante fois septante douleurs » (p.51)

Pour Péguy, Marie « est la plus grande bénédiction qui soit tombée de la création », « Car étant charnelle, elle est pure /Mais étant pure, aussi, elle est charnelle » (p.62). C’est à la Vierge qu’il confie ses enfants, parce que parfois les saints ne suffisent plus. Marie est l’espérance en ce qu’elle concilie les contraires pour les dépasser dans le renversement ; il n’y a pas de contradictions parce que l’Espérance est au-delà de tout.

   Les trois paraboles de l’espérance, « Jésus-Christ, mon enfant, n’est pas venu pour nous / conter des fariboles » (84) Parabole de la brebis perdue / du drachme perdu / de l’enfant prodigue bousculent aussi  par le reversement des valeurs qu'elles inaugurent.

C’st précisément cette brebis perdue qui fait naître dans le cœur de Dieu l’espérance, « Elle a introduit au cœur même de Dieu le théologale / Espérance » ; c’est là qu’il faut comprendre le renversement, parce que Dieu prend les devants, en amour aussi, il faut que Dieu espère en nous , il espère que nous nous sauvions : « Grâce unique, un infirme, une créature infirme porte / Dieu /Et Dieu peut manquer de cette créature / Elle peut manquer dans son compte et dans son recensement /Quand il compte ses brebis , manquer à son amour et à son être même / Faire mentir son espérance / Car il y a le couronnement d’épines  mais il y a / Le couronnement de l’espérance » (p.84).

Enfin, paradoxalement dans un premier temps, la nuit elle aussi est espérance.

Le sommeil est un commandement d’espérance, le moment où l’être se recharge. La nuit est première, avant le jour. Cette nuit ouvre sur la nuit de la neuvième heure, quand tout fut consommé : ( page 154 – 155.)

Elle est à la fin du recueil,  la nuit pascale qui ouvre sur l’espérance suprême de la Résurrection.


On peut être heurté par ce qui pourrait sembler de la lourdeur mais cette lourdeur est céleste. Ce rythme particulier, litanique,  laboure le cœur. C’est par ce rythme, et ces images prises dans la terre, dans la vie, dans le Livre, que Péguy nous fait passer sous son porche, dans sa méditation bouleversante de cette deuxième vertu.

 


 C’est par leur rythme et leurs images que ces poèmes ressemblent à des cathédrales de mots, chacun soutenant l’autre comme des arc boutants pour aller plus loin dans la méditation, certaines métaphores étant comme des vitraux de lumière, et  c’est par là que Péguy nous fait entrer dans ses poèmes comme on entre dans une cathédrale, dans le silence et le recueillement et l’émerveillement.





Références: Collection Poésie Gallimard


 


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