Napoléon Bonaparte, sa gloire, sa destinée face à notre temps



    Il y a 200 ans, sur une île désolée de l’Atlantique sud, Napoléon Bonaparte rendait son dernier souffle, loin de cette France dont il avait contribué à élever si haut le nom.

    Tous les mots que l’on pourrait écrire ne sauraient exprimer la gloire et la grandeur de Bonaparte. D’illustres historiens s’en sont chargés, en particulier l’excellent Jean Tulard, l’un des seuls spécialistes encore vivants qui ne versent pas dans une admiration mielleuse et gardent une rigueur scientifique, sans parti pris politique et mémoriel.

Un destin


     Quel destin que celui de Bonaparte, second fils d’une modeste famille de petits notables corses ! Après une enfance désargentée et solitaire et une formation d’officier d’artillerie dans l’armée royale, la vie de Bonaparte aurait dû se résumer à une existence morne, une vie d’officier subalterne auquel le manque d’appuis et de prestige familial interdisait d’accéder aux plus hauts postes de la hiérarchie militaire.
     La révolution permit à Bonaparte et à tant d’autres hommes d’Etat et de généraux de sortir du rang et de prendre la place de la vielle noblesse confite dans ses privilèges. La France en fut ainsi régénérée et acquit une gloire nouvelle. Napoléon, fils d’un modeste hobereau sans le sous, devint ainsi général, premier consul, empereur des Français. On pourrait aussi citer certains des maréchaux d’empire : Murat, onzième enfant d’un aubergiste, Ney, fils de tonnelier, Lannes, fils de paysans. D’un Ancien Régime finissant et putréfié émergea ainsi une nouvelle génération d’hommes d’Etat et de héros dont Napoléon fut le porte-drapeau.
    Lorsque le jeune Bonaparte est nommé général de l’armée d’Italie, il trouve une armée démoralisée, littéralement en guenilles, non chaussée, sans vivres ni armes. Le front d’Italie du Nord est vu par les dirigeants du Directoire comme un espace mineur de la lutte que mène la République contre les armées coalisées. De cette malingre cohorte, Bonaparte va faire une légion impétueuse. Devant cette armée d’ombres affublées de tristes oripeaux, Bonaparte lance : « Vous n’avez ni souliers, ni habits, ni chemises, presque pas de pain, et nos magasins sont vides ; ceux de l’ennemi regorgent de tout. C’est à vous de les conquérir. Vous le voulez, vous le pouvez, partons ! ». Les victoires s’enchaînent, et, à la pointe des baïonnettes, Napoléon libère l’Italie du Nord de la tutelle autrichienne et des vieilles monarchies décadentes. Apparaît dès lors Bonaparte, le nouvel Hannibal, ralliant ses troupes, chargeant à leur tête en tenant, comme lors de la bataille d’Arcole, l’étendard de la République. En infériorité numérique, en utilisant les capacités de ses hommes et son génie stratégique, Napoléon écrase en quelques mois les armées sardes et autrichiennes. Il est devenu le plus puissant général de la République et négocie lui-même la paix face à des aristocrates autrichiens médusés par la rudesse et la morgue de ce « petit général corse ».
    Le Directoire, assemblée de ploutocrates aussi vénaux que veules, symptôme d’une Révolution confisquée par une bourgeoisie affairiste, se maintient au pouvoir par des coups d’Etat permanents. Ses dirigeants connaissent le discrédit du régime et se méfient de Napoléon qui pourrait être un nouveau César. Bonaparte est ainsi envoyé – ou plutôt relégué – en Egypte à la tête d’une expédition, officiellement pour établir une tête de pont française en Orient puis marcher sur les Indes britanniques et porter un coup décisif à l’ennemi irréductible. Or, loin de bannir Bonaparte, l’Egypte accroît encore son aura et sa légende. Bonaparte vole de victoire et victoire, devient le nouvel Alexandre, construit son mythe. Tous les Français suivent, par la presse, les récits de cette incroyable campagne. Napoléon sait déjà que ses harangues, ses actes, sont scrutés, observés : en propagandiste habile, il a compris tout le parti qu’il pouvait en tirer. Lors de la bataille des pyramides, il lance ainsi à ses troupes : « Soldats, songez que, du haut de ces pyramides, quarante siècles nous contemplent ! ». Mais après les victoires en Egypte, Napoléon échoue à conquérir la Syrie et doit battre en retraite, tandis que la peste ravage son armée. Il apprend alors qu’en France, le Directoire est totalement discrédité et que les conquêtes de la Révolution en Allemagne et en Italie sont menacées.
    Bonaparte laisse son armée, revient en France et prend le pouvoir lors du coup d’Etat du 18 Brumaire. Il concentre bientôt entre ses mains la totalité du pouvoir. Le départ de l’Egypte, que l’on pourrait même qualifier d’abandon de son armée, montre la complexité inhérente à Bonaparte. Si tout au long de son épopée, son amour pour ses hommes ne fait aucun doute, son mépris pour la vie humaine et sa soif d’ambition sont autant d’éléments qui pourraient lui donner un caractère presque inhumain.

Un mythe


    Mais Napoléon est-il seulement un être humain ? Ces incroyables capacités de travail – en 1812, dans Moscou en flammes, tout en donnant des ordres pour stopper l’incendie, il dicte une loi réglementant la Comédie française ainsi qu’une lettre à Marie-Louise ! – et son génie stratégique peuvent en faire douter.
Vient le temps de l’Empire et de ses gloires immortelles : l’œuvre réformatrice, la construction de grands monuments, des victoires militaires brillantes : Austerlitz, Iéna, Friedland, etc. Deux cents ans plus tard, l’épopée napoléonienne et ses batailles sont encore des cas d’école des études de stratégie militaire. Fut un temps ou l’évocation de ses illustres victoires éveillait la fierté – si ce n’est l’hybris – de tout Français.

    Près de deux siècles après, comment ne pas être saisi par l’incroyable vivacité de Napoleon à percevoir les mouvements de l’ennemi et à le tromper : l’audacieuse manœuvre de diversion et d’enveloppement sur le plateau de Pratzen à Austerlitz, la maestria avec laquelle Napoleon accule puis écrase les régiments prussiens à Iéna. Ici résonnent les mots de Napoléon, lancés tel un défi aux députés corrompus et vociférant lors du 18 brumaire : « Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la guerre et du dieu de la fortune ». Lors de tous ses combats, l’incroyable ascendant qu’exerce Napoléon sur ses hommes fascine. En lisant les mémoires du capitaine Coignet, on est étonné par la capacité qu’il avait à être proche de simples soldats mais surtout par la volonté de ces derniers d’être dignes du « petit caporal », par leur extrême dévotion à sa personne, même quand elle doit mener jusqu’à la mort. Bonaparte fait partie de ces rares individus qui, dans l’histoire de l’humanité, sont parvenus de leur vivant à entrer dans la légende. Même ses ennemis éprouvent de la fascination à son encontre : citons Chateaubriand qui, tout en vitupérant dans ses Mémoires d’outre-tombe contre Napoléon, ne peut s’empêcher de faire sans cesse référence à l’Empereur ; Wellington, Pitt, le tzar Alexandre, ont tous, parfois sans jamais l’avoir rencontré, été saisis à la fois de haine et d’admiration pour l’Aigle.
    « Ton ambition insatiable te perdra ; tu sacrifies sans nécessité, sans ménagements, sans regrets, les hommes qui te servent le mieux […] On te trahira, on t’abandonnera ; hâte-toi de terminer cette guerre : c’est le vœu de tes généraux ; c’est sans doute celui de ton peuple. Tu ne seras jamais plus puissant, tu peux être bien plus aimé ! ».

    Bien que la vraisemblance de ces sentences attribuées au maréchal Jean Lannes – ami de Napoleon, l’une des seules personnes autorisées à le tutoyer – soit fortement sujette à caution, elle exprime bien cette réalité de l’épopée napoléonienne : le principal responsable de la chute de Napoléon est Napoléon lui-même. Son insatiable désir de conquête et ses rêves de grandeur ont consumé son âme et détruit la vie de nombreux hommes.
C’est dans les plaines froides et désolées de Russie que le rêve napoléonien s’effondre. Les expéditions d’Espagne et du Portugal répondaient déjà moins à un pur appétit de conquête, qu’à une volonté de préserver les acquis de la Révolution et la sécurité du territoire national. Mais comment ne pas être impressionné par la vision des légions de l’Empereur marchant dans l’immensité russe ! Le 28 juin 1812, une armée de presque 500.000 hommes, l’une des plus grandes armées de tous les temps, franchissent le Niémen, qui marque alors la frontière occidentale de la Russie. Napoléon est à l’apogée de sa gloire et de sa puissance, rien ni personne ne semble pouvoir l’arrêter : toute l’Europe plie le genou devant lui, seule la Grande-Bretagne et la Russie lui résistent encore. Mais viennent l’hiver russe et la terrible, l’horrible et cruelle défaite, la triste vision de ces vieux grognards en guenilles, malmenés par le froid, les cosaques et les moujiks.
Après l’abdication et le court exil à l’île d’Elbe vient l’épisode qui ancre définitivement Napoléon dans la légende : le vol de l’Aigle et les Cent-jours. Des esprits chagrins diront que sa tentative de reprendre le pouvoir face à toute l’Europe liguée contre lui était vouée à l’échec, mais l’Empereur avait déjà connu des rapports de force tout aussi défavorables. Sans tirer un seul coup de feu, Napoléon parvient à reprendre son trône à Louis XVIII. Aux soldats de Ney venus l’arrêter, il lance, seul face à la troupe braquant ses armes sur lui : « Soldats ! Je suis votre Empereur ! S'il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son empereur, me voilà ! ». Waterloo mit un point final à l’épopée du plus grand dirigeant que la France ait jamais connu.
Général à 25 ans, premier consul à 29 ans, Empereur à 36 ans et disparu à 51 ans après six ans d’un cruel exil. « L’instant » Napoléon fut pourtant l’un des plus déterminants de notre histoire. En 1791, alors jeune officier, Bonaparte, pressentant peut-être son incroyable destinée, disait : « Les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle. ». La destinée de Napoléon est celle d’un prophète des temps modernes et son ombre s’étend sur tout le XIXème siècle et au-delà. Les conséquences de l’ère napoléonienne sont déterminantes pour l’histoire de l’Europe et du monde : elles propagent les idées de la Révolution, permettent l’éclosion des aspirations aux unités nationales – en particulier en Italie et en Allemagne – la montée en puissance de la Russie, de la Prusse et de la Grande Bretagne et la décadence de l’Empire ottoman, l’expédition d’Espagne engendre l’indépendance des colonies hispaniques du continent américain.
Napoléon, c’est ce héros, ce condottiere, chargeant à la tête de ses hommes au mépris des salves ennemies et du danger. Napoléon, c’est le bâtisseur de génie, le réformateur qui a réconcilié le trône et l’autel, la France de l’Ancien Régime et celle de la Révolution. Il est le dieu de la guerre, l’homme d’Etat absolu, le sauveur de la patrie en danger, ce personnage romantique à l’incroyable destin qui s’élève au niveau des mythes des temps antiques tant sa vie et son épopée revêtent un caractère presque surnaturel. Napoléon est cette force, ce pouvoir impétueux qui prend ses racines dans les fondements de notre histoire, cette même force qui, dans les moments de péril où la France faillit sombrer, s’est élevé et a sublimé ce qu’est cette nation, ce peuple si unique. Bonaparte est aussi cette modernité brutale, ce bouleversement salvateur qu’est la Révolution française. On pourrait simplifier en disant que Napoléon « est la France » : une idée, une nation aux racines profondes ayant trouvé une noble vision, un destin nouveau avec la Révolution et la République.
En notre temps, il convient de se souvenir de Napoléon et de méditer son message. La France ne serait pas la France sans Bonaparte. Souvenons-nous de l’Aigle dans sa complexité et dans sa gloire comme dans ses erreurs. On voit avec le flot d’injures et de récriminations injustes que certains incultes ont porté ces dernières semaines à son encontre que même ce monument de notre histoire n’est plus à l’abri de quelques tendances barbares à l’annihilation culturelle. Certains individus n’aiment pas la grandeur, elle leur donne le vertige et les confronte à leur propre insignifiance. L’aube du bicentenaire de la mort du plus illustre Français de tous les temps doit être la même que celle éclairant Austerlitz.

N’en doutez pas, Bonaparte est cette lumière brillant sur la colline que la République doit suivre, montrant la destinée de la France : elle est mondiale, universelle et ne doit être que glorieuse.

Vive Bonaparte ! Vive la République ! Vive la France !

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